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Peu rassuré, Hedrock attendit cependant le dernier moment possible pour réagir et, brusquement, sa voix de stentor emplit la pièce et se répéta en échos terrifiants sous les voûtes. Émettant un cri sourd, l’énorme rat alla se réfugier dans le coin opposé, où il s’allongea. Hedrock put constater que les violents mouvements qu’il venait de faire avaient encore accéléré ses processus physiologiques, au point qu’il tomba dans une sorte de torpeur. Lorsque Hedrock se dirigea d’un pas hésitant vers son refuge, il le regarda de ses yeux fixes et brillants et ne fit aucun effort pour marcher vers lui. Il suffit d’un moment à Hedrock pour abaisser le levier qui alimentait l’animal en énergie.
Plus lentement, il retourna au fond de la grande salle. Il avait déjà remarqué que le mur avait été soufflé, mais il ne s’arrêta pas pour examiner la brèche. Il ne lui fallut qu’une demi-minute pour retrouver la bête revenue à sa taille ordinaire. Ce n’était plus qu’une petite chose blanche, réfugiée sous une chaise cassée ; sale, mais encore en vie, ce n’était plus qu’un très vieux rat. Il se tortilla faiblement lorsque Hedrock le saisit et le déposa dans la cage à rats du laboratoire voisin. Le sentiment qu’il éprouva alors n’avait que peu à voir avec la misérable bestiole qu’il venait de placer dans son enregistreur de réactions. Ce qu’il éprouvait c’était de la pitié, non pour un être en particulier, mais une compassion générale pour tout le règne humain et animal. Il se sentait soudain très seul dans un monde où gens et choses mouraient avec une surprenante rapidité, ombres éphémères qui passaient un instant sous la formidable lumière du soleil et s’évanouissaient bientôt pour toujours.
Prenant sur lui-même, il chassa ces sombres pensées, se détourna de la machine et examina les autres rats. Les quatre familles se portaient bien. Chacune d’elles avait une nouvelle portée de petits et d’après leur taille, il estima qu’ils étaient nés après que le circuit d’élevage artificiel eut été coupé par le vieux rat qui s’était échappé.
Cela prendrait trop longtemps de réparer la fente des grandes plaques ; d’ailleurs tout s’était remis en marche avec une précision automatique dès qu’il avait replacé les leviers en position. Le procédé était la simplicité même. Il l’avait mis en route un millénaire plus tôt, introduisant une douzaine de rats (six mâles et six femelles) dans chacune des cabanes construites à cet effet. A intervalles réguliers, de la nourriture leur venait. Un ingénieux appareillage tenait les stylets enregistreurs à l’abri. La nature avait son propre automatisme et chaque jeune qui venait au monde et grandissait ajoutait au poids du sol qui reposait sur des balances ultra-sensibles. Dès que le poids des rats sur ce sol atteignait un point déterminé, une petite porte s’ouvrait et, tôt ou tard, un rat gagnait le petit corridor placé derrière les cabanes. La porte se refermait derrière lui ; les autres portes ne s’ouvraient qu’en temps utile. Au bout du petit corridor, se trouvait un appât qui contenait un minuscule amplificateur conçu par les Armureries d’Isher. Une fois absorbé, l’amplificateur se réchauffait à la chaleur interne du rat et déclenchait un relais qui ouvrait la porte menant à un autre enclos, cubique celui-là, de dix mètres d’arête. En même temps, le sol se mettait en mouvement et, bon gré mal gré, le rat se trouvait projeté hors de ce sas. La porte se refermait derrière lui, lui barrant la route à tout retour en arrière.
Au centre de la pièce, il y avait de la nourriture qui activait la puissance de l’amplificateur. Soudain, le rat prenait une taille gigantesque, devenait un monstre de cinq mètres, dont toutes les fonctions physiologiques s’accéléraient en fonction de sa nouvelle taille. Dans cet univers de vie accélérée, la mort venait rapidement. Le corps était congelé, l’amplificateur cessait de fonctionner, le sol se dérobait et le corps blanc glissait sur un convoyeur à rouleaux qui le transportait dans la machine enregistreuse, d’où il était précipité dans un bain énergétique où il se désintégrait.
Et le processus se répétait. Se répétait sans fin. Il durait depuis un millénaire. Son objectif était simplement fantastique. Quelque part dans cette chaîne sans fin, les rayons magnifiants du vibrateur produisaient sur un rat ce qu’ils avaient produit par hasard sur la personne de Hedrock quelque cinq cents siècles plus tôt : un rat devenait immortel, et procurait ainsi à Hedrock un inestimable sujet d’expériences de laboratoire. Quelque jour, s’il parvenait à mener à bien ses recherches, tous les hommes seraient immortels.
La fiche du rat qui avait failli le tuer passa dans un classeur « spécial », contenant déjà trois autres fiches, qui toutes avaient une caractéristique particulière en commun : le fait que quelque chose continuait à fonctionner après la mort des animaux concernés. Il y avait longtemps déjà qu’il avait remarqué que se produisaient de telles bizarreries. Les quatre fiches retinrent vivement son attention. Le rat qui l’avait attaqué avait vécu l’équivalent de quatre-vingt-quinze années. Il n’était donc pas étonnant qu’il ait eu le temps de s’échapper du circuit. Il avait dû vivre plusieurs heures à l’état de géant.
Hedrock ne voulut pas s’emballer : il n’avait pas le loisir de creuser la question pour l’instant. De toute façon, cet animal n’avait pas été précipité dans le dématérialiseur, mais dans la chambre de préservation avec les autres cas spéciaux ; il attendrait là que le temps soit venu de l’examiner, un de ces jours. Pour l’instant il avait bien d’autres choses à faire, des choses qui revêtaient une importance vitale pour la race humaine. Lui qui se consacrait si ardemment à l’avenir, il n’avait jamais laissé le possible obscurcir à ses yeux, aux moments décisifs, le champ de la réalité présente.
Il avait des choses à accomplir, et cela avant que le Conseil des Armuriers puisse réduire à néant sa position et son pouvoir dans cette organisation. Rapidement, Hedrock revêtit une de ses tenues d’affaires et se dirigea vers un transmetteur.
Il arriva de la sorte dans un de ses appartements secrets de la Cité Impériale et put constater à sa montre, en arrivant, que dix minutes environ s’étaient écoulées depuis sa fuite de l’Hôtel Royal Ganeel. Il avait donc fait une estimation assez juste en considérant que les dizaines de milliers de membres de la Guilde des Armuriers n’avaient pas encore reçu une notification d’avoir désormais à le considérer comme traître à l’organisation. Hedrock s’assit tranquillement devant le télestat de l’appartement et appela le Centre d’Informations des Fabricants d’Armes.
— C’est Hedrock qui parle, dit-il au standardiste qui lui répondit. Veuillez me donner l’adresse de Derd Kershaw.
— Bien sûr, monsieur Hedrock, lui fut-il répondu avec une courtoisie qui semblait indiquer que son nom n’était pas encore anathémisé chez les Armuriers. Après un instant d’attente, il entendit l’indicatif familier et une femme prit la parole sur la ligne. « J’ai, dit-elle, la fiche de M. Kershaw sous les yeux, dois-je vous en envoyer copie ou vous la lire ? »
— Montrez-la-moi, dit Hedrock, je vais copier les renseignements dont j’ai besoin.
La fiche apparut sur l’écran du télestat. Hedrock nota la plus récente adresse de Kershaw : « 1874, Trellis Minor Building ». Le restant de la page 1 de la fiche était consacré à ses adresses antérieures, à son lieu de naissance, sa parenté et son éducation. A l’angle droit en bas, il y avait une étoile d’or : c’était un signe conventionnel chez les Armuriers pour indiquer que la personne concernée était d’un haut mérite et cela indiquait que les principaux savants de la Guilde considéraient Kershaw comme un des deux ou trois hommes clés dans son domaine scientifique, la physique.
— C’est parfait, dit Hedrock, montrez-moi la page suivante.
La fine plaque métallique disparut puis réapparut sur l’écran. La page 2 continuait l’histoire de la vie de Kershaw. Éducation, écoles, analyses du caractère et de l’intelligence, premiers travaux personnels, liste enfin des inventions et découvertes scientifiques.
Hedrock ne perdit pas de temps à lire le détail de ces dernières. Il pourrait s’en occuper plus tard. C’était le psycho-devin Edward Gonish qui lui avait donné le nom de Kershaw : c’était là une chance qu’il ne pouvait s’offrir l’occasion de perdre en retardant son action. Grâce à cet heureux hasard, il avait en main, croyait-il, des informations dont personne encore ne s’était préoccupé. Il était certain que Gonish considérait son travail intuitionnel quant à Kershaw et aux voyages interstellaires comme incomplet. Mais ce qu’il avait dit constituait une base de travail suffisante. Pendant une heure encore, voire un jour, avec de la chance, Robert Hedrock pouvait suivre cette piste sans que la Guilde s’en mêlât.
— Montrez-moi la dernière page, dit-il rapidement.
Lorsque celle-ci parut, il parcourut de l’oeil la liste des noms dans la colonne de droite. C’était celle des gens qui avaient demandé le plus récemment communication de cette fiche. Il n’y avait que deux noms pour les derniers jours : ceux d’Edward Gonish et de Dan Neelan. Le deuxième nom le surprit et il fronça le sourcil en remarquant un détail qui aurait pu échapper à nombre de gens moins informés que lui, moins attentifs aussi, à savoir qu’un petit signe conventionnel placé après le nom de Gonish indiquait que le psycho-devin, après avoir emprunté la fiche, l’avait ensuite retournée à la fichothèque. Or, il n’y avait aucun signe de cette sorte après le nom de Neelan. Hedrock demanda d’un souffle :
— Quand donc M. Neelan a-t-il utilisé cette fiche et qui est-il ?
— L’appel de M. Neelan n’est pas terminé, Monsieur, dit calmement l’opératrice. Lorsque vous avez demandé la fiche, nous l’avons extraite de sa section pour vous la montrer. Une minute, s’il vous plaît. Je vais vous mettre en rapport avec l’opératrice concernée.
Elle se mit à parler avec quelqu’un que Hedrock ne pouvait ni voir ni entendre. Après un instant de silence, une autre opératrice apparut sur son écran. Elle hocha la tête quand elle eut compris ce qu’il voulait.
— M. Neelan, dit-elle, se trouve en ce moment dans l’Armurerie de Linwood Avenue. Il nous a d’abord interrogé sur son frère Gil Neelan qui, semble-t-il, a disparu voici près d’un an. Lorsque nous lui avons dit que la dernière adresse connue de son frère était la même que celle du Derd Kershaw, il nous a demandé des renseignements sur Kershaw. Nous les cherchions quand vous avez appelé et votre demande a reçu naturellement la plus haute priorité.
— Ainsi, dit Hedrock, ce Neelan attend toujours à l’Armurerie de Linwood Avenue ?
— Oui.
— Faites-le patienter là, dit Hedrock. Je vais me rendre à cette boutique. Comme je ne peux utiliser d’urgence un transmetteur, cela me prendra une quinzaine de minutes.
— Ne vous en faites pas, dit l’opératrice, nous allons prendre notre temps pour lui donner ses renseignements.
— Merci, dit Hedrock, coupant la communication.
Avec regret il ôta son complet « d’affaires », fit un saut au laboratoire et revint à l’appartement. En complet de ville, il gagna le toit de l’immeuble et se dirigea vers le hangar où il rangeait son avio-car privé. C’était un modèle dont il ne s’était pas servi depuis longtemps, aussi perdit-il de précieuses minutes à retrouver le fonctionnement des appareils. Une fois en l’air, il eut tout le temps de réfléchir à ce qui venait de se passer. Ce qui le gênait le plus, c’était d’avoir abandonné sa tenue « d’affaires ». Pourtant, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Cette tenue, qui fonctionnait sur les mêmes principes énergétiques que la « matière » dont étaient faites les boutiques d’Armurerie, était assez puissante pour créer un trouble énergétique dans celles-ci et pouvait en retour être affectée par elles. Cela n’était pas en soi particulièrement important. Mais les troubles étaient dangereux lorsqu’ils survenaient près de l’épiderme. On pouvait transporter des armes radiantes et des anneaux de contact dans une boutique sans que cela fût dangereux, mais la tenue « d’affaires » était peu pratique, trop épaisse. Il y avait aussi pour lui une autre raison de ne pas la porter dans une Armurerie : il y avait incorporé des moyens techniques inconnus des gens de la Ligue. La possibilité que quelques-uns de ces moyens secrets fussent analysés par les détecteurs locaux était à elle seule une raison suffisante d’abandonner cette tenue dans un endroit sûr.
Comme il approchait de la boutique de Linwood Avenue, il ne décela rien de particulier. Son avio-car possédait des détecteurs ultra-sensibles et si jamais une fusée de combat des Armureries s’était trouvée quelque part très loin dans le brouillard bleu au-dessus de la cité, ils l’eussent repéré. Il aurait alors eu cinq minutes pour se mettre à l’abri en tenant compte des manoeuvres d’accélération et décélération d’un navire spatial rentrant dans l’atmosphère terrestre.
Hedrock fit atterrir sa machine près de la boutique et jeta un coup d’oeil sur sa montre. Vingt-trois minutes s’étaient passées depuis qu’il avait coupé la communication de son télestat avec le Centre d’Informations de la Guilde. Il y avait donc maintenant trois quarts d’heure qu’il s’était enfui de la salle du Conseil. Les avis le concernant devaient commencer à se répandre à travers toute l’organisation. Le temps allait venir où les gérants de la boutique devant laquelle il se trouvait seraient eux aussi prévenus. Cela ne lui laissait guère de temps pour agir. Cependant, malgré la nécessité où il était de faire vite, Hedrock descendit calmement de son avio-car et se mit à examiner la boutique. Au-dessus de l’entrée, il y avait l’enseigne traditionnelle :
ARMES DE QUALITÉ
Être armé, c’est être libre
Comme toutes les enseignes lumineuses similaires, celle-ci semblait se tourner pour lui faire face, tandis qu’il avançait vers la boutique. Cette illusion était celle que donnent les éclairages d’un grand carrefour. Une centaine d’enseignes de ce type pouvaient former un si étonnant spectacle qu’on avait vu des gens littéralement intoxiqués par ces lumières de la ville. C’était une chose assez agréable, le mélange des couleurs vous donnait l’impression de flotter dans l’air et cela ne provoquait pas de réactions secondaires dangereuses. Il existait une pilule dont l’absorption renormalisait immédiatement les réactions du nerf optique et de la rétine.
Le magasin s’élevait au milieu d’une pelouse et de massifs de fleurs. Cela constituait un ensemble idyllique et reposant. Tout semblait ici normal et traditionnel. L’enseigne sur la vitrine était elle aussi conforme ; les lettres en étaient plus petites que celles de l’enseigne extérieure, mais le texte était tout aussi affirmatif :
LES MEILLEURS ENGINS ÉNERGÉTIQUES
de l’univers connu
Hedrock savait que cela était vrai. Il contempla le séduisant étalage de revolvers et de fusils et se rendit compte tout à coup avec surprise qu’il y avait bien une centaine d’années qu’il n’avait pas mis les pieds dans une Armurerie d’Isher. C’était pourquoi il éprouvait un certain intérêt pour la boutique. Il lui semblait soudain découvrir combien la Guilde des Armuriers était une organisation merveilleuse, dont les boutiques étaient réparties dans des dizaines de milliers de grandes et de petites villes dans l’immense Empire d’Isher, et qui constituait avec son esprit d’indépendance, et bien que plus ou moins mise hors la loi, une forme altruiste et indestructible d’opposition à la tyrannie. Il y avait des moments où l’on avait du mal à croire que chaque boutique d’Armurerie était une forteresse imprenable et qu’en vain les gouvernements d’Isher avaient fait usage de la violence pour tenter dans le passé de détruire cette organisation.
Hedrock se mit à accélérer le pas, se dirigeant vers la porte. Or, celle-ci ne s’ouvrit pas quand il la poussa. Il s’écarta, surpris, puis comprit de quoi il retournait. La porte ultra-sensible le condamnait parce qu’il y avait à la surface de son esprit trop de pensées concernant la lutte qu’il venait de soutenir avec le Conseil de la Guilde. La porte possédait une psycho-serrure, tant et si bien qu’aucun ennemi des Fabricants d’Armes, aucun serviteur de l’Impératrice n’avait jamais pu pénétrer dans un magasin.
Il ferma les yeux et se détendit, se débarrassant de tout ce qui bouillonnait dans sa tête. Alors il tenta de nouveau d’ouvrir la porte.
Celle-ci s’ouvrit gentiment, comme une fleur ouvre ses pétales, mais plus vite. Elle ne pesait nullement devant sa main, comme si elle eût été constituée de matériaux surnaturels, insubstantiels, et lorsqu’il pénétra dans le magasin il lui sembla que ses pieds ne touchaient pas le seuil, tandis que la porte se refermait derrière lui aussi silencieusement que la nuit envahit l’espace.
Hedrock franchit d’un air décidé la petite entrée et pénétra dans la grande salle.